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Chroniques sur le monde contemporain : G. Eturo, G. Bloufiche et Major Tom

Le retour dans l'Histoire

Publié le 7 Février 2015 par Major Tom in Politique

 

En ce mois de février 2015, depuis les actes terroristes au Numéro des Survivants, de multiples voiles d'illusion tombés lentement sur nous après la fin de la Guerre Froide viennent de subitement se déchirer, malheureusement dans le sang, ainsi que dans l'encre. C'est tout d'abord le mythe, le rêve pour certains, d'un village global qui s'est disloqué. L'idée que nous formions une société mondiale d'êtres humains connectés, semblables par leurs aspirations, leurs valeurs, leurs réactions, ne tient plus, sans que nous sachions si c'est un simple report de plusieurs décennies ou si ce n'était tout simplement qu'une chimère impossible, si tant est qu'elle fût désirable. Certes le temps réel est bien là, la rapidité d'information de l'ensemble du globe quant aux attentats et le rapide élan spontané d'union contre le terrorisme d'une partie importante de la société française, du reste du monde et de plusieurs dizaines de chefs d'Etats étrangers l'ont montré.

 

Mais ces mouvements étaient plurisémiques, chacun y projetant ses valeurs propres. Et les réactions violentes concernant la représentation du prophète sont un symptome fort, mais pas unique, de ce que les valeurs que les Occidentaux pensent universelles ne sont pas mondialement partagées, que les référentiels des divers peuples sont très différents et que les villages du monde tiennent à conserver leurs référentiels quitte à utiliser la violence. Le déclassement économique de l'Occident aidant, celui-ci pourra de moins en moins projeter ses valeurs et devra de plus en plus accepter que chaque société vive selon ses préceptes ou les modifie à son rythme, même s'ils nous heurtent ou nous paraissent, ici, anachroniques.

 

Cette fracture du monde se dévoile à nous, pourtant, avec moins de fureur que la fracture interne. Cette dernière nous concerne beaucoup plus directement car elle est vécue au quotidien. Même caché par la distance entre les villes et les campagnes, entre les centre-villes et les quartiers, entre les rues et les domiciles, ce malaise dans la civilisation européenne, ces ruptures dans la Nation française nous heurtent au quotidien, à l'occasion d'un JT, à l'entre-deux tours d'une élection, au détour de la cour d'école. C'est bien autour de ce dernier lieu, l'école, que ce fossé nous donne n'ailleurs le plus important vertige. Que ce soit concernant les vacances, les fêtes, les événements, les visites, le sport, l'alimentation, l'Histoire, le nombre de sujets concernés ne cesse de croître et constitue au global un objet de discorde de plus en plus vif. A tel point que, souvent, j'entends des amis agnotisques, athées, anticléricaux parfois, n'ayant jusqu'à présent juré que par l'école publique, envisager d'envoyer leurs enfants vers l'école privée.

 

Au-delà de l'école, c'est dans la rue tout simplement que ce malaise se rappelle à ceux qui n'ont pas - ou plus - besoin de se préoccuper des cours de récréation de leurs bambins. Je ne parle aucunement des prières de rue, dûes à la faiblesse du nombre de lieux de culte pour les Musulmans. Je ne parle pas non plus du voile islamique, intégral ou non, même si sa vue constitue pour beaucoup une injure à la représentation de la femme dans la libérale et libertaire société française. Il s'agit plutôt de la ségrégation spatiale et identitaire, apparue sans qu'aucune autorité ne l'organise pourtant. Ainsi, je ne l'avais pas noté lors des manifestations contre le terrorisme et pour la liberté de la presse, mais deux jours plus tard le commentaire de quelques amis, puis de la radio, le notait : une France semblait manquer dans les rues. C'était avant le nouveau numéro de Charlie mais déjà l'effroi et la solidarité trans-partisane, trans-générationelle, trans-sociale, ne semblait dépasser que très difficilement les remparts des banlieues. Cette impression reste à confirmer ou infirmer statistiquement, mais son existence dit déjà des choses. La crise d'identification créé étrangement deux France, comme cela a déjà pu être le cas par le passé mais autour d'un axe nouveau, qui n'est plus papiste/républicain ou capitaliste/marxiste : d'un côté une France aux origines diverses – Massif central, Seine, Catalogne, Italie, Allemagne, Pologne, Russie, ... – mais qui se reconnait une identité collective unique, la France, traversée par des variantes individuelles ou familiales. D'un autre côté, une France qui a aussi des origines diverses – cependant toujours proche de l'enfant ou petit-enfant dont l'ascendant entrant est venu d'une ancienne colonie arabo-musulmane pour des raisons de travail et de regroupement familial – qui en appelle à une identité qui n'est ni celle de la France, ni celle de son parent immigré, mais celle du bafoué.

 

Deux points doivent alors être relevés à ce stade. Tout d'abord, il semble exister un éternel angle-mort : les enfants des immigrés d'Afrique noire, qui vivent dans les mêmes conditions sociales que ceux des immigrés arabo-musulmans, ne réagissent pas du tout de la même façon. Il est vrai qu'ils sont en général de religion catholique et que la bataille de la République contre le catholicisme a été gagnée il y a bien longtemps, il n'y a donc plus de débat en la matière. Cela souligne que la religion reste encore une variable à prendre en compte. Deuxième point, le problème se pose avec les générations actuelles plutot que passées, c'est-à-dire depuis que le principe de l'assimilation a laissé place au multi-culturalisme. Autrement dit, depuis que ce n'est plus à l'individu d'entrer dans la collectivité mais à celle-ci de faire une place aux individus voire de donner des gages à des sous-groupes en son sein. L'Etat jusqu'ici n'a pas gagné face à la nouvelle question religieuse car, à la différence d'il y a un siècle, il n'a pas pris les armes. La bataille a semblé perdue faute de combattant... dans un seul des deux camps.

 

Comme toujours, la liberté d'expression est donc menacée par les religions. La plus active, la moins mise en respect est celle qui va le plus loin tant dans la production d'individus extrémistes que dans sa demande d'institution d'un délit de blasphème. Il y a un siècle, si nous avions combattu, c'eût été contre le catholicisme. D'ailleurs, à la suite des demandes d'une partie des autorités musulmanes concernant ce délit, les autres religions du livre s'y sont remises. Dernier voile d'illusion déchiré donc : les valeurs de la république, leur ascendance sur tout autre ordre idéologique sur son territoire, ne peuvent tenir que par le combat, intellectuel et juridique, de la même façon que notre identité commune ne peut se construire que par le combat et non par le laisser-faire ou en donnant le sentiment que c'est à la collectivité d'intégrer l'individu. Les maisons sont un havre pour chacun selon ses croyances mais les rues et les institutions sont un lieu de lutte et les valeurs républicaines ne peuvent donc prendre le temps de s'assoupir et de s'assouplir.

 

Ce retour vers la lutte, vers les luttes, nous saute malheureusement aux yeux dans le fracas et les cadavres. Mais il constitue aussi pour nos sociétés, qui s'y refusaient, un véritable retour dans l'Histoire. Nos sociétés n'aspiraient plus qu'au confort, à la paix sociale absolue, à la bonne entente avec tous nos voisins d'un bout à l'autre de la planète. Ce cockail à la fois idyllique, illusoire et délétère ne peut laisser la main qu'à l'absence de décisions et aux forces divergentes. Cette tectonique des plaques a donné plusieurs secousses dont la plus récente, le massacre de Charlie, rend évident que l'Histoire continue, comme toujours, et que les sociétés européennes ont le choix entre livrer bataille pour défendre certains points de vue et certaines manières de vivre quitte à choquer d'autres ensembles de population, ou être défaites par ceux qui continuent de vivre l'Histoire, c'est-à-dire ceux qui gardent en tête qu'elle est un ensemble de rapports de forces qui peuvent se régler par un mix de coopération et de violence symbolique ou réelle. La liberté d'expression est un de ces terrains de bataille. Elle ne s'émousse que si l'on ne s'en sert pas, comme tous les principes et toutes les valeurs. Blasphémer est donc un véritable outil d'apprentissage en direction des religions, de la même façon que l'impertinence en est un en direction des politiques. Donner de la place au blasphème, de l'écho aux caricatures, du volume aux contestations, des images en appui à la dénonciation de la bêtise ou de l'outrecuidance des autorités, de la visibilité aux preuves de corruption sont les éléments d'une même lutte pour faire respecter les principes républicains. Cette lutte pour les principes républicains ne saurait se faire dans la timidité. La lutte pour résorber la fracture interne sur les valeurs et l'identité commune doit se faire en connaissant son prix et en étant prêt à le payer. Nous devons donc être prêts à payer le prix d'image et le regain momentané de combativité de nos adversaires face à notre vigueur.

 

Des pays vont critiquer notre posture, nos lois, la réduction à marche forcée de la place des religions dans l'espace public ? Et alors ! Ils nous critiquaient déjà avant pour la plupart, tant notre trajectoire civilisationnelle était déjà éloignée. Ils seront plus nombreux et plus hargneux dans leur critique ? Et alors ! Les questions internes priment sur les questions externes et la qualité de notre vie commune dans la société française a bien plus d'impact sur notre quotidien que la qualité de nos relations avec les autres pays du monde. Des sous-groupes vont critiquer l'action de l'Etat qui ne respecte pas certaines partie du coprs social ? Mais la raison d'être d l'Etat est justement de donner une direction à la trajectoire du corps social, c'est cela la politique. Si le corps social pouvait s'auto-gérer sans aller vers l'entropie, nous n'aurions plus besoin d 'Etat. L'Etat est donc là aussi pour orienter et parfois meurtrir le corps social (mais pas les individus, en tout cas en démocratie). L'identité est une illusion, bien entendu, et de ce point de vue les déconstructionnistes font un constat juste. Mais pour faire vivre ensemble les animaux sociaux, territoriaux et hiérarchiques que sont les hommes, elle est une illusion utile. Les identités sont en concurrence, depuis toujours. Avoir une identité commune est une lutte. Si nous ne livrons pas cette bataille, si nous n'amenons pas les individus à s'assimiler au pôt commun collectivement donc majoritairement choisi, si nous n'acceptons pas de revenir dans le cours des fracas et souffrances de l'Histoire pour en tenir la bride, nul doute qu'elle s'imposera à nous.

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